Grâce aux pieux mensonges de son père, Carl put intégrer un régiment à 12 ans et partir à 13 ans pour sa première campagne. Eh oui, en cette fin du XVIIIe siècle, mettre des garçons tout juste sortis de l’enfance en première ligne, sans fusil et lestés d’une enseigne, ce n’était pas un crime contre l’humanité, c’était un privilège nobiliaire !

Cependant, une fois la trêve prononcée avec l’odieuse république française, Carl se rendit vite compte que son enfance dans une petite ville de province ne l’avait pas préparé à l’académie militaire de Berlin, où les autres élèves parlaient plus de latin, avaient lu plus de livres, ne reprisaient pas eux-mêmes leurs uniformes et ne s’émerveillaient pas comme des ploucs devant la largeur des rues ou la blancheur des marbres.

Peut-être était-ce justement parce qu’il n’était pas comme les autres qu’il éveilla la curiosité de Marie von Brühl. Elle non plus n’était pas comme beaucoup d’autres femmes de la cour. Elle n’était pas très jolie et s’en moquait éperdument ; au lieu de se retirer sagement quand les hommes discutaient entre eux, elle leur tenait tête sur des sujets politiques ; et surtout, ayant perdu presque coup sur coup sa soeur et son père, elle savait que les plaisirs dorés du palais n’étaient qu’éphémères.

Curieux l’un de l’autre, ils se cherchèrent, puis se rapprochèrent. Carl n’eut même pas la décence d’être intimidé lorsqu’une comtesse lui adressa la parole ; cette femme l’intriguait, elle lui plaisait, lui-même semblait lui plaire, et alors tout était dit.

La marche du monde aurait pu mettre un terme à cet amour qui prenait son temps pour fleurir. En 1806, la France et la Prusse repartirent en guerre. Ce fut un désastre pour la Prusse, qui vit presque toute son armée anéantie à la bataille d’Auerstedt. Carl, faisant partie de l’arrière-garde, fut capturé et envoyé en France pour le restant des hostilités. Qu’à cela ne tienne, les deux amants s’échangèrent autant de lettres que le permettaient les geôliers impériaux, mêlant des serment d’amour plus passionnés que ce qu’ils s’étaient jamais dit en face aux observations de Carl sur les villes françaises qu’il traversait, et aux recommandations de Marie pour qu’il profite au moins de sa captivité pour parfaire sa culture générale.

En 1810, huit ans après leur première rencontre, le capitaine Clausewitz et la comtesse von Brühl se marièrent, l’impitoyable mère de Marie ayant enfin cédé, mais leur bonheur fut de courte durée : la France voulait lever un contingent prussien pour combattre la Russie, et plutôt que de participer à l’avilissement de son pays, Carl préféra le quitter pour rejoindre l’armée russe. Bien lui en prit, car après des années de défaites, les troupes du tsar eurent enfin raison de Napoléon.

Naturellement, une fois le continent européen à peu près apaisé, Carl ne trouva rien de mieux à faire que d’écrire un grand traité philosophique et historique sur la guerre, pour compléter ses nombreuses études de batailles et de campagnes ; toutefois, ce traité ne serait peut-être pas devenu un ouvrage majeur sans le soutien infaillible de Marie, la première et souvent la seule à entendre, à discuter et à compléter les idées de Carl, la dernière aussi à approuver ou retoucher ses phrases. N’ayant pu avoir d’enfants, ils avaient pour autant laissé un précieux héritage au monde.

Cependant, Carl n’eut pas le temps de voir le succès de De la Guerre. Désormais général, il fut envoyé en 1831 comme chef d’état-major de l’armée prussienne stationnée aux frontières de la Pologne, pour réprimer les soulèvements nationalistes ; mais c’est un autre ennemi, le choléra, qui eut finalement raison de lui.

Fragilisée par cette perte soudaine, Marie n’eut que le temps de publier le manuscrit inachevé avant de le rejoindre dans la tombe. Mais il semble qu’elle ne l’a pas suivi au-delà...